Indonésie - Bornéo : déforestation et front agricole de l’huile de palme dans le Kalimantan oriental

 

En Asie du Sud-Est, l’île de Bornéo - en particulier le Kalimantan oriental - a connu ces dernières décennies un vaste processus de déforestation étroitement lié aux développements de nouveaux fronts pionniers miniers, forestiers ou agricoles. Dans ce cadre général, l’essor des plantations d’huile de palme joue un rôle majeur. En effet, en Indonésie, les surfaces plantées en huile de palme passent de 5,3 à 12 millions d’hectares entre 2004 et 2018 (+ 6,7 millions ha., + 125 %), dont 5,8 millions d’hectares à Sumatra et 5 millions d’hectares à Kalimantan. Cette destruction du capital forestier pose en termes brûlants de grands enjeux ayant trait à l’alimentation, aux dynamiques environnementales et à la durabilité des modèles de croissance adoptés.

 

Légende de l’image

Cette image a été prise par le satellite Sentinel-2B le 15 février 2019. Elle montre l'Est de la région de Kalimantan dans la partie indonésienne de l’île de Bornéo.

Contient des informations © COPERNICUS SENTINEL 2018, tous droits réservés.

Sur cette image les zones vertes dans les plantations sont les fermes d’huile de palme bien établies, tandis que les zones marron clair représentent les terres récemment récoltées. La forêt tropicale luxuriante environnante est visible en vert foncé.

 

Présentation de l’image globale

Kalimantan oriental : le front pionnier agricole de l’huile de palme,
facteur majeur de la déforestation

Le Kalimantan oriental : la marge d’une île de Bornéo encore marginale en Indonésie

L’image satellite présente un large plateau couvert d’espaces forestiers denses, en particulier au sud-est. On distingue facilement toute une gamme de vastes clairières aux tons de couleurs bien différenciés, mais aux formes et modes de mise en valeur souvent géométriques qui indiquent clairement une action volontaire des hommes.

Nous sommes ici en Asie du Sud-Est, en Indonésie dans la partie sud-est de l’immense île de Bornéo (753 000 km2, 4em plus grande île au monde). Plus particulièrement dans la région du Kalimantan oriental – ou Kalimantan Timur - donnant donc sur le détroit de Makassar. A l’échelle nationale, le Kalimantan oriental fonctionne comme une marge périphérique, sous-peuplée, tardivement intégrée à la construction nationale, la région administrative étant par exemple créée en 1956.

Sa mise en valeur s’effectue globalement sous forme de fronts pionniers organisés par des activités rentières très dépendantes des exportations et des prix mondiaux. Aussi bien dans les mines (charbon, minerais…) que dans les produits forestiers ou les produits agricoles comme l’huile de palme, le caoutchouc, les cocotiers, le café, le thé, le poivre, le cacao, la canne à sucre, le tabac...

La superficie du Kalimantan oriental est avec 129 000 km2 considérable, puisque cela en fait la 4em plus grandes provinces de l’Indonésie, elle-même un très vaste Etat-continent archipélagique. Mais elle n’est peuplée que de trois millions d’habitants, soit une densité faible de 27 hab./km2. Cette moyenne cache en interne de profondes disparités spatiales du peuplement. Les grandes villes côtières de Samarinda (843 000), la capitale régionale, Tarakan (195 000), Bontang (500 000) et Balikpapan (850 000 hab.) polarisent en effet 80 % - soit l’essentiel - de la population. Dans ces régions urbaines, les densités varient de 300 à 1 200 hab/km2.

Par contre, comme le montre l’image, les immensités intérieures sont sous-peuplées. Face au très fort gradient de peuplement entre le littoral et l’intérieur, l’organisation régionale du Kalimantan oriental est structurée par la juxtaposition de cellules régionales littorales, très spécialisées et peu intégrées entre elles, dominant chacune un vaste hinterland.   

Ainsi, dans l’espace couvert par l’image satellite, la densité peut être évaluée à seulement 5 à 10 hab./km2.  Nous sommes là sur des marges périphériques en voie de colonisation par un front pionnier agricole en pleine avancée. Mais l’homme y est encore rare; et une large partie des populations présentes sont des migrants chassés par la misère ou la précarité de leur région d’origine et qui viennent ici chercher ici un travail et un revenu.  

Une région équatoriale forestière sous-peuplée

A l’échelle régionale, nous sommes sur l’image à environ 120 km à l’ouest-nord-ouest de la grande ville littorale de Balikpapan, dont l’économie est dopée par l’exploitation pétrolière. Comme l’indique l’absence de grand fleuve ou de grande axe terrestre, cette région forestière est très isolée. Elle se situe entre les districts de Kutai Barat au nord et de Pasir au sud, aux environs des villages de Kendisik et de Muntawani. C’est une région de hauts plateaux affirmés et drainée vers le nord où se déploie (hors image) une vaste cuvette amphibie dont le fleuve qui la traverse se jette vers la ville de Samarinda dans la mer par un gigantesque delta.  

Nous sommes ici dans l’hémisphère sud, la région se trouvant à environ 150 km au sud de l’équateur. Le climat y donc est particulièrement chaud, humide et nébuleux : Balikpapan, ville littorale proche, reçoit ainsi 2,5 mètres d’eau de précipitation par an. Les conditions naturelles sont très favorables au développement forestier comme l’indique l’image.

En fait sur l’île de Bornéo, les espaces de forêt primaire sont de plus en plus réduits et se situent dorénavant sur la ligne des hautes terres (1 400 à 1 700 m.) qui sert de frontière entre la Malaisie (Sarawak) au nord et l’Indonésie (Kalimantan) au sud. Sur l’image, comme l’indique par exemple sa partie sud, la structure forestière est déjà dégradée par une présence humaine encore faible, mais bien présente comme en témoignent les structures de clairières qui accompagnent la progression du peuplement sur les axes des rivières ou le long des pistes ouvertes.

Le déploiement d’un vaste front pionnier : les différentes étapes de la déforestation

Un des intérêts de l’image est de bien montrer les différentes étapes de la déforestation. Dans le tiers sud se trouvent des espaces forestiers encore relativement épargnés alors que les deux tiers nord sont déjà profondément transformés. Au nord-est, on distingue dans le coin en haut à droite des surfaces vertes bien quadrillées entourées d’espaces verts clairs : ce sont là des plantations déjà anciennes. Dans l’angle nord-ouest se distinguent facilement un lac de barrage et un vaste complexe technique qui correspond au cœur d’une exploitation et qui est relié vers le sud-ouest à un axe de transport important car large et bien marqué.

Au centre de l’image enfin apparaissent très bien les nouvelles zones très récemment défichées et les différents cycles de croissance des palmiers à huile. L’arbre planté de manière très régulière sur un espace largement dénudé met trois ans à pousser avant de commencer à produire. Ce sont les parcelles en vert clair ou très clair qui correspondent à des plantations récentes de jeunes palmiers encore immatures. Puis le palmier à huile atteint sa pleine maturité productive au bout de dix ans. Enfin, au bout de 20 à 25 ans, sa productivité diminue progressivement du fait du vieillissement et il doit être arraché pour laisser la place à un nouveau cycle de plantation.

 A l’inverse, les espaces bruns ou jaunes - la couleur des sols dénudés - sont ceux dont le couvert forestier vient d’être détruit et qui sont en plein travaux de déboisement, de terrassement et d’aménagement (tracé des parcelles, des chemins et des routes…).  Alors que la saison des pluies est particulièrement marquée de novembre à avril et que la saison plus sèche s’étend de mai à octobre, cette image est prise en septembre. Nous sommes donc à cette date en fin de saison sèche et on peut considérer que le cycle des grands travaux annuels de défrichement s’achève.

Le front pionnier présent sur l’image s’inscrit dans un processus beaucoup plus général. En Asie du Sud-Est, l’île de Bornéo a en effet connu ces dernières décennies un vaste processus de déforestation étroitement lié aux développements de nouveaux fronts pionniers agricoles. En Indonésie, les surfaces plantées en huile de palme passent de 5,3 millions d’hectares à 12 millions entre 2004 et 2018 (+ 6,7 millions ha., + 125 %). Deux régions polarisent 90 % des surfaces plantées : Sumatra (5,8 millions ha., 48 %) et Kalimantan (5 millions ha., 42 %).

Aujourd’hui, l’île de Bornéo – dans son ensemble, c’est-à-dire en cumulant les territoires de la Malaisie et de l’Indonésie - est le 1er pôle mondial de production d’huile de palme avec plus de 8,5 millions d’hectares de plantation. Depuis 1973, le développement de l’huile de palme y est directement responsable de 60 % de la déforestation. Entre 2001 et 2016, la perte de surfaces forestières est estimée à 350 000 hectares en moyenne par an.
 
Ainsi, dans le Kalimantan oriental, tout l’espace régional compris entre la ville de Balikpapan au sud et la vaste péninsule de Sambaliung au nord (hors image) a été déforesté entre 1973 et 2016, en particulier pour y développer les plantations de palmiers à huile. Dans la région à l’ouest de la vile de Balikpapan, la très grande partie des surfaces forestières a été concédée par les pouvoirs publics à de très grandes compagnies, soit pour les grands chantiers d’exploitation forestière (cf. groupes APP ou groupe APRIL), soit pour l’exploitation de l’huile de palme (cf. groupe RESPO et IFOP). Comme l’illustre l’image, on s’attaque maintenant aux marges des hautes terres plus lointaines jusqu’ici épargnées.

La plantation d’huile de palme : un système économique, foncier, technique, social et territorial spécifique

Si le palmier à huile est connu et largement utilisé depuis très longtemps par la paysannerie traditionnelle dans le cadre d’une polyculture vivrière ou pour partie commerciale, la grande plantation repose sur un système économique, foncier, technique, social et territorial très particulier produisant des paysages spécifiques. La plantation est en effet un vaste complexe agro-industriel très intégré techniquement et géographiquement comportant les plantations de palmiers à huile, l’usine d’extraction et la raffinerie. On est frappé sur l’image à la fois par l’importance des surfaces concernées, par l’ampleur des bouleversements introduits et par l’impact de ces immenses parcelles très régulières.   

Dans les parcelles, chaque hectare planté produit de 12 à 18 tonnes de fruits frais par an, chaque fruit contenant 30 % à 35 % d’huile. La récolte a lieu tous les dix à quinze jours environ. Mais chaque grappe de fruits récoltée doit être pressée au moulin dans les heures qui suivent la récolte afin de garder toutes ses qualités à l’huile contenue. Collectées et chargées à la main sur chaque parcelle, elles sont ensuite transportées en camion de la parcelle à l’usine. Ceci explique la densité et la hiérarchie - très visible sur l’image – des voies de transport qui dessinent un étroit et dense maillage. La proximité spatiale entre les parcelles et l’usine doit donc être la plus réduite possible.

En même temps, la rentabilité d’un moulin exige un espace productif agricole de grande taille afin de l’alimenter en permanence toute l’année : en Indonésie, on compte en moyenne un moulin pour 6 000 hectares. La production atteint les 3,5 à 4 tonnes d’huile de palme par hectare et par an. Dans cet espace pionnier, une plantation devient financièrement rentable au bout de cinq ou six ans, le cycle d’investissement du capital est donc assez court. Dans les années 1980, l’introduction d’un plan de palmier africain (Elaeidobius kamerunicus) en Asie du Sud-Est a permis une augmentation de la productivité de moitié grâce à une sensible amélioration de la pollinisation des arbres. Enfin, beaucoup de grandes firmes travaillent aujourd’hui à l’amélioration génétique des plans dans leurs stations de recherche agricole.   

Cette activité productive agricole relativement extensive mais à haut rendement du fait de la qualité des sols est très intensive en travail humain. On estime qu’un travailleur est nécessaire pour 8 à 12 hectares de plantation. On compte en moyenne 3 000 ouvriers permanents pour une plantation de 25 000 ha. Au total, on estime que les palmeraies à huile emploient 1,4 million d’ouvriers agricoles en Malaisie et en Indonésie.

Dans ces zones forestières de front pionnier sous-peuplées, la question de la disponibilité de la main d’œuvre agricole est donc un enjeu majeur. Les plantations ont donc un recours massif au salariat et aux travailleurs migrants venant d’autres régions d’Indonésie. Ceux-ci composent une main d’ouvre déqualifiée à bas ou très bas coûts salariaux.

Dans cette région d’Indonésie, les rapports sociaux sont organisés auteur de deux modes de gestion complémentaires. Soit les salariés sont pris en charge directement sur un mode plus ou moins paternaliste par les plantations avec un très large encadrement de la main d’œuvre et de sa reproduction sociale (logements, écoles, dispensaires…). Soit les travailleurs sont insérés dans des relations de travail contractuelles de nature et qualité variable (cf. petits planteurs indépendants livrant leur production au moulin de la plantation dominante).

Contrairement à Sumatra où les tensions sociales sont parfois vives et conflictuelles, dans le Kalimantan la faiblesse du peuplement, la vaste disponibilité du foncier et le prix modique des terres a favorisé les acquisitions de parcelles par les ouvriers agricoles. Ce phénomène a souvent permis autour de l’agriculture des grandes firmes le développement d’une petite agriculture familiale d’autosubsistance ou de petite commercialisation. Pour autant, comme l’illustrent l’actualité ou les enquêtes de certaines ONG, les conditions de vie et de travail (santé, sécurité, habitat, usage de désherbants parfois très dangereux comme le paraquat, interdit en Europe, précarité, surexploitation, violence…) se révèlent parfois problématiques.

L’huile de palme : une matière grasse végétale pour le marché mondial au cours d’un vif débat

Ce développement de l’agriculture de plantation de l’huile de palme au Kalimantan répond à l’essor de la demande mondiale en matière grasse végétale bon marché pour l’alimentation ou l’industrie (oléochimie, cosmétiques, agro-carburants…). Cette culture s’avère très rentable du fait de sa forte productivité de corps gras à l’hectare, qui est environ de quatre à huit fois supérieure aux autres grands oléagineux comme le soja, le colza ou le tournesol. Au total, les palmiers à huile produisent 35 % de toute l'huile végétale dans le monde en mobilisant moins de 10 % des terres affectées aux cultures oléagineuses. C’est un des principaux arguments avancés par les promoteurs et les défenseurs de cette culture.

Face au boom de la demande mondiale en corps gras, la production mondiale d’huile de palme a en effet doublé entre 2006 et 2019 en passant de 36 à 73 millions de tonnes. L’Indonésie (1er producteur mondial) et la Malaisie se sont engouffrées dans cet essor et réalisent dorénavant 87 % de la production mondiale. Ces deux Etats fournissent pour l’essentiel les géants mondiaux de l’agro-alimentaires (Kellog’s, Nestlé, Mondelez, KraftHeinz, Pepsico, Unilever, ConAgra Foods, Ferrero, Lindts Mars…) et les grands négociants internationaux (Cargill, Colgate, ADM …). Ils exportent pour l’essentiel vers les trois grands pôles de consommation que sont les marchés asiatiques (Chine, Inde, Pakistan), de l’Union européenne et des Etats-Unis.  

Cet essor repose à Singapour, en Malaisie et en Indonésie sur le rôle central de grands groupes agro-industriels, publics ou privés, comme Wilmar International, Golden Agri-Ressources, Olam, FGVH, KLK ou Sime Darby Plantation (SDP). Ce nouveau capitalisme agraire en voie rapide d’internationalisation (cf. landgrabing en Afrique) s’inscrit ainsi dans les héritages légués mais rénovés des vieux systèmes des plantations coloniales si présent en Asie du Sud-Est. En Malaisie comme en Indonésie, ces grands groupes intégrés contrôlent 60 % des surfaces, avec des plantations qui peuvent parfois dépasser les 100 000 ha dans la péninsule malaisienne, au Sarawak ou au Sabah.

Pour autant, la moyenne des plantations est de 20 000 à 30 000 hectares. En effet, en complément des grands groupes transnationaux, 40 % des surfaces sont tout de même possédés par des propriétaires de taille moyenne. Ceci témoigne de l’essor d’une bourgeoisie foncière et agricole intermédiaire qui joue un rôle souvent non négligeable - mais parfois sous-estimé -  dans la dynamique des fronts pionniers.   

Mais le boom actuel de la culture extensive des palmiers à huile en Asie du Sud-Est est de plus en plus l’objet de vives polémiques en raison du déboisement des forêts qu’il suppose et de ses couts environnementaux. Alors que le moratoire de 2011 sur la protection des forêts est peu ou pas respecté par les différents acteurs comme en témoigne l’image, de nombreuses campagnes de sensibilisation de l’opinion publique ont été lancées, en particulier par certaines ONG.  

Dans l'Union européenne, alors que les biocarburants représentent la moitié de la consommation d'huile de palme, la Commission a décidé la fin des importations d'huile de palme pour les biocarburants pour 2030. A l’automne 2019 face à la fragilisation des exportations, le gouvernement d’Indonésie a décidé de relever ses quotas nationaux de biodiesel produit à partir d’huile de palme afin d’absorber les surplus en stock.

Dans ce contexte tendu, on assiste ces dernières années à la mise en place de critères de certification pour une huile de palme plus durable. De même, certains grands acheteurs occidentaux s’engagent à mieux contrôler la chaîne de leurs fournisseurs malaisiens ou indonésiens et le respect de leurs engagements à limiter la déforestation, y compris en mobilisant les images fournies par les satellites d’observation de la terre.

 

Documents complémentaires

Jean-Benoît Bouron, « Étudier les relations environnement-sociétés à partir du cas de l'huile de palme à Bornéo », Géoconfluences, décembre 2018.


Contributeurs

Laurent Carroué, Inspecteur général de l’Education nationale