Publié le 24 juin 2024
Cultiver des organoïdes cérébraux dans l’ISS
Après un séjour de 40 jours à bord de la Station Spatiale Internationale (ISS), les organoïdes cérébraux sont rentrés sur Terre fin décembre 2023. Ces structures cérébrales humaines fabriquées en laboratoire sont les tout premiers organoïdes à avoir jamais été cultivés dans l’espace – certains y avaient seulement séjourné auparavant.
« Ils sont rentrés vivants et en très bonne santé, détaille Frank Yates, enseignant-chercheur à SupBiotech. Nous sommes très contents de cette mission qui est une véritable réussite. »
Cette expérience, baptisée Cerebral Ageing, démontre pour la première fois qu’il est possible de cultiver des organoïdes cérébraux dans l’espace.
Initiée en 2019, Cerebral Ageing est une expérience de biologie cellulaire développée par le CADMOS au CNES (voir encadré ci-dessous), l’Institut Pasteur, SupBiotech et BioServe.
Son objectif ? Établir un modèle pour étudier le vieillissement du cerveau à très petite échelle, celle de la cellule et même de la molécule. L’analyse de ces structures permet aux scientifiques de mieux comprendre ce qui se passe dans un cerveau vieillissant.
« De nombreuses expériences sont menées sur des prélèvements – le sang par exemple – des astronautes, renseigne Miria Ricchetti. Il est cependant impossible d’étudier un morceau de cerveau humain, c’est pourquoi nous avons recours aux organoïdes cérébraux qui miment la structure et la composition d’un cerveau en développement. »
Des structures cérébrales miniatures dérivées de cellules humaines
La recette d’un organoïde cérébral ? En laboratoire (« in vitro »), les scientifiques emploient des cellules-souches humaines. Ces cellules indifférenciées ont la capacité de se différencier en presque n’importe quelle cellule du corps humain. Il suffit de les cultiver dans un milieu bien spécifique pour qu’elles se différencient en cellule cardiaque, musculaire… ou plusieurs cellules neurales (c’est-à-dire celles qui composent un cerveau humain ou un organoïde) dans le cas de Cerebral Ageing. Une fois suffisamment multipliées, différenciées en plusieurs types cellulaires et structurées en couches bien définies, elles forment un organoïde. « Ce sont des structures 3D constituées de différents types de cellules structurées et en interaction, comme un cerveau humain en développement », complète Miria Ricchetti. Pour Cerebral Ageing, les scientifiques ont fabriqué plusieurs centaines d’organoïdes cérébraux, dont 84 ont été envoyés sur l’ISS.
L’espace est un milieu d’étude très intéressant pour les scientifiques : la micropesanteur et les radiations cosmiques influencent les organismes vivants. « Notre hypothèse est que ces conditions accélèrent le vieillissement, abonde Frank Yates. Nous sommes parmi les premiers à y envoyer des organoïdes cultivés si longtemps ! » L’expérience Cerebral Ageing vise donc à démontrer la possibilité d’envoyer et cultiver dans l’espace, puis de récupérer, des organoïdes cérébraux vivants ou immobilisés. L’ISS fournit un environnement unique pour mener à bien cette expérience : en orbite à 400 km d’altitude, elle est dédiée à la réalisation d’expériences scientifiques en micropesanteur depuis 1998.
Retour sur le séjour des organoïdes à bord de l’ISS
Cultiver des organoïdes dans l’espace est un parcours semé d’embûches… qui ont toutes été dépassées par l’équipe. « Nous savons parfaitement les cultiver dans nos laboratoires, mais les conditions de réalisation de l’expérience dans l’ISS étaient nouvelles pour nous, nous imposant un véritable travail d’ingénierie biotechnologique », témoigne Frank Yates. Didier Chaput, responsable d’expériences en sciences de la vie au CADMOS (CNES), appuie : « Notre rôle a été d’accompagner les équipes scientifiques dès les premières étapes du projet pour le mener à bien dans les conditions spatiales. Cela leur permet de se consacrer uniquement à la science. » Avec l’équipe de Bioserve, le CNES s’est assuré que l’ensemble du matériel nécessaire à l’expérience était présent à bord de l’ISS.
Première étape : fabriquer les organoïdes cérébraux et s’assurer de la faisabilité de l’expérience
« Travailler pour l’ISS impose d’optimiser au maximum les ressources allouées à l’expérience pour réduire les coûts, comme le volume et le temps astronaute dédié à réaliser les opérations durant le vol », explique Didier Chaput. Au sol, des organoïdes de quelques millimètres ont été produits et cultivés dans des cassettes spécialement conçues et fournies par la société américaine Bioserve. Ces premiers tests, passés avec succès, ont permis de valider la faisabilité de l’expérience au sol dans des conditions les plus proches de celles du vol, ouvrant la route vers l’ISS.
Deuxième étape : acheminer les organoïdes jusqu’à l’ISS
384 organoïdes ont été placés dans deux conteneurs fermés hermétiquement, garantissant une température constante de 37°C et un taux de CO2 de 5%. Ces conditions sont indispensables pour maintenir en vie les organoïdes. Les deux incubateurs ont été emmenés jusqu’au Centre spatial Kennedy à Cap Canaveral en Floride. Après une sélection minutieuse, 84 organoïdes ont été placés dans les 14 cassettes de vol avec du milieu de culture puis livrées à la NASA quelques heures avant leur départ à bord de la fusée Falcon9 le 9 novembre 2023. Les organoïdes non sélectionnés ont continué leur développement au sol, servant d’échantillons témoins.
Troisième étape : réaliser l’expérience scientifique à bord de l’ISS
Elle a été l’une des plus importantes et difficile. Trois astronautes ont mené l’expérience à bord de l’ISS : Lora O’Hara (NASA), Jasmin Moghbeli (NASA) et Andreas Mogensen (ESA).
« Pour survivre, les organoïdes ont besoin d’être nourris : il faut renouveler leur milieu de culture, explique Frank Yates. Pour la première fois, nous avons rendu cela possible pour des organoïdes cérébraux, tout en réduisant à son minimum la fréquence de renouvellement du milieu car le temps des astronautes à bord est précieux. »
Les cassettes comportent un emplacement où une seringue remplie de milieu de culture frais peut être introduite par l’astronaute. Une autre seringue permet d’aspirer le milieu de culture usagé. Enfin, les astronautes ont suivi un protocole scientifique précis. À 3 moments (2 jours après l’arrivée à bord, au milieu de la mission et avant le retour sur terre), certains organoïdes ont été immobilisés. « Ils sont soit congelés soit « fixés » par un produit spécifique, détaille Miria Ricchetti. Cela permet d’analyser leur condition au moment de l’immobilisation, et ainsi revenir sur leur évolution au cours du temps. ».
Quatrième étape : ramener les organoïdes sur Terre
Comme prévu, les 12 organoïdes toujours vivants ont été ramenés dans les mêmes conditions qu’à l’aller. Quant à ceux fixés, ils se trouvaient dans des conteneurs frigorifiques à 4°C ou -80°C.
Santé des astronautes et maladie d’Alzheimer
Désormais, les scientifiques s’affairent à la dernière étape du projet : analyser tous les échantillons rapatriés en France depuis février 2024. Trois types de mesures sont réalisées. Les organoïdes sont découpés en fines lamelles et observés au microscope dans le but de détailler l’état et la composition des cellules. Des analyses génétiques vont également être menées grâce à des outils modernes et récents. Enfin, le milieu de culture usagé a lui aussi été ramené sur Terre : « les molécules qui y ont été libérées par les organoïdes – appelées métabolites – nous renseignent sur leur état de santé », explique Miria Ricchetti. Et pour en déduire les conséquences de leur séjour dans l’espace, les scientifiques ont un autre tour dans leur sac : « Nous avons cultivé au même moment sur Terre d’autres organoïdes cérébraux, qui nous serviront de témoins. »
Les organoïdes révéleront leurs premiers secrets d’ici fin 2024. Ces résultats permettront notamment de commencer à explorer les effets de séjours dans l’espace sur des avatars du cerveau des astronautes, un prérequis indispensable pour le futur de l’exploration spatiale et la protection des astronautes lors de missions de longue durée.
En observant les changements moléculaires et cellulaires dans un organoïde vieillissant, les scientifiques comprendront ainsi mieux le développement des pathologies dégénératives. Les organoïdes cérébraux n’ont pas fini de faire parler d’eux.
Le CADMOS, un support indispensable
Depuis la Terre, le Centre d’Aide au Développement des Activités en Micropesanteur et des Opérations Spatiales (CADMOS) est un allié de taille pour les scientifiques qui souhaitent réaliser des expériences en micropesanteur. Structure opérationnelle du CNES implantée au Centre spatial de Toulouse depuis 1993, le CADMOS les accompagne dans la préparation de leurs expériences, en assure le suivi et recueille les données obtenues. Sous la coordination des agences spatiales européennes et américaines, le CADMOS offre aux scientifiques des moyens d’essais inédits : la Station Spatiale Internationale et l’Airbus Zero-G dédié aux vols paraboliques.